Pour sa mise en scène l’opéra de Georges Enescu, le libano-canadien Wajdi Mouawad sonde les traumatismes de la compagnie — et les siens. “Quand on est soi-même complètement fracturé, on construit”.
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PARIS — Peu avant le début des répétitions pour sa mise en scène de l’“Œdipe” d’Enesco à l’Opéra de Paris, Wajdi Mouawad a une idée qui s’avère insolite. Il rédige un lexique de toutes les références obscures du livret — comme “l’eau de Castalie”, une source sacrée de Delphes — et l’envoie au chœur.
Wajdi Mouawad, qui a 52 ans et dirige le Théâtre national de la Colline à Paris, est alors stupéfait d’apprendre que c’est la première fois que les choristes reçoivent un tel document. Quand il rencontre les techniciens de l’Opéra pour leur expliquer l’histoire de cet “Œdipe”, une curiosité composée dans les années 30 qui s’inspire du mythe grec, leur réaction est la même, se souvient-il dans un entretien: les metteurs en scène prennent rarement la peine de leur accorder beaucoup d’attention.
“C’est étrange, parce qu’on me dit : ‘c’est formidable, tu dis bonjour’, ” confirme-t-il. “J’ai l’impression d’arriver dans un monde traumatisé qui maintenant trouve que son traumatisme est la normalité.”
Traumatisme : le mot pourrait résumer ces dernières années à l’Opéra de Paris,volontiers frondeur. Fin 2019 et début 2020, les grèves provoquées par la perspective d’une réforme des retraites ont creusé un déficit de 45 millions d’euros, sur un budget de près de 230 millions d’euros. Et encore, c’était avant que la pandémie n’oblige à annuler plus d’une année de productions. (Des spectacles ont eu lieu en septembre et en octobre de l’année dernière, mais la compagnie a dû attendre fin mai pour reprendre sa programmation régulière.)
L’“Œdipe” qui débute lundi à l’Opéra Bastille, la plus vaste scène de la compagnie, inaugure une nouvelle ère. Il s’agit de la première production commandée par Alexander Neef, le nouveau directeur général de l’Opéra de Paris nommé il y a un an.
Le choix de Wajdi Mouawad ne doit rien au hasard. Avant d’arriver à Paris, Neef a dirigeait la Compagnie nationale d’opéra de Toronto où il a co-produit les premiers pas de Mouawad dans l’univers de l’opéra. C’était “L’Enlèvement au sérail” de Mozart, en 2016, qu’Alexander Neef qualifie d’ “une des expériences les plus gratifiantes que j’aie connue avec un metteur en scène.”
“Sa force en tant qu’artiste, c’est qu’il a vraiment à cœur de travailler avec les gens,” explique Alexander Neef lors d’un entretien dans son bureau. “Avec “Œdipe”, j’espérais qu’il arrive à ressouder la compagnie. Il faut presque lui demander de ne pas être trop gentil.”
Le retour d’ “Œdipe” sur la scène parisienne s’est fait attendre. Unique opéra de Georges Enesco, l’œuvre a été créée en 1936 au Palais Garnier. Elle n’a jamais été reprise à l’Opéra de Paris depuis cette date, alors que d’autres compagnies d’opéra s’y sont récemment intéressées. La première production nord-américaine a eu lieu en 2005 à l’université d’Illinois. En Europe, Achim Freyer a offert une mise en scène applaudie au Festival de Salzbourg il y a deux ans, sous la baguette d’Ingo Metzmacher que l’on retrouve à Paris.
Plus que la qualité de l’oeuvre, Alexander Neef pense que ce sont les accidents de l’histoire qui expliquent le manque d’intérêt pour cet “Œdipe” en dépit de critiques élogieuses au moment de sa création. En 1936, le New York Times rapportait les propos du compositeur et critique français Reynaldo Hahn évoquant une œuvre “grandiose, élevée, minutieusement élaborée, toujours imposante et qui force l’admiration.”
“Après 1945, sa musique est passée de mode,” avance Alexander Neef à propos de la partition d’Enesco. “Pour beaucoup de compositeurs après l’Holocauste, la musique tonale n’avait plus lieu d’être.”
Quand Alexandre Neef lui a proposé le projet, Wajdi Mouawad s’est avant tout intéressé au livret. Le metteur en scène a beaucoup fréquenté la légende d’Œdipe: en trente ans de carrière, il a monté l’ “Œdipe roi” de Sophocle trois fois. Et en 2016, il a même écrit une pièce intitulée “Les Larmes d’Œdipe”, qui relie la tragédie à la situation politique actuelle de la Grèce.
Edmond Fleg, le librettiste d’ “Œdipe”, a largement puisé dans “Œdipe roi” et “Œdipe à Colonne”, du même Sophocle, pour les troisième et quatrième actes de l’opéra. (Le premier et le deuxième explicitent le contexte de la pièce.) “C’est un peu résumé, mais ce sont les mêmes répliques,” confirme Wajdi Mouawad. “Je me suis dit que j’avais de la place pour raconter cette histoire.”
Composer des histoires est une priorité de toujours pour Wajdi Mouawad, qui est né au Liban en 1968. Sa famille a fui la guerre civile quand il avait dix ans, s’installant d’abord en France puis au Québec.
“Quand j’essayais de comprendre la guerre du Liban, soit on me disait qu’il n’y avait rien à comprendre, soit on me disait : ‘c’est à cause des autres’,” se souvient-il. “Je manque tellement de récits.”
Après une formation d’acteur à l’École nationale de théâtre du Canada à Montréal, Wajdi Mouawad se fait remarquer avec une tétralogie épique intitulée “Le Sang des promesses”, qui fait le tour du monde. Composée de quatre volets, “Littoral” (1999), “Incendies” (2003), “Forêts” (2006) et “Ciels” (2009), la pièce joue sur les thèmes du traumatisme intergénérationnel, de la guerre et de l’exil.
Son travail a fait découvrir le théâtre contemporain à nombre de milléniaux francophones. À son retour à Paris en 2016, à la direction du théâtre de la Colline, Wajdi Mouawad se démarque du goût européen actuel pour les productions non linéaires et très conceptuelles. Lisa Perrio, une actrice qui a travaillé plusieurs fois sous sa direction, le confirme : “Il aime le dramatique, le pathos, et ça marche.”
“C’est la chose la plus dure de ma vie que j’aie eu à jouer,” ajoute-t-elle, “parce que ça te demande tellement d’émotion.”
Pour Wajdi Mouawad, le postmodernisme est un luxe incompatibe avec certains traumatismes. “Je suis le post-modernisme,” dit-il. “La guerre du Liban, il n’y a pas plus post-moderne. La déconstruction, c’est un truc de riches. Quand tout va bien, on déconstruit. Quand on n’a pas les moyens – quand on est soi-même complètement fracturé – on construit.”
En mars, un an après le début des perturbations causées par la pandémie, la Colline est un des premiers théâtres français à être occupé par des manifestants. Les étudiants et les travailleurs de la culture exigeaient le soutien du gouvernement et le retrait de la réforme de l’assurance-chômage. Très vite, le mouvement s’est étendu à plus de cent théâtres.
Contacté par téléphone, Sébastien Kheroufi, un des premiers élèves-comédiens à s’être installé à la Colline, dit que Wajdi Mouawad est un des rares metteurs en scène de renom à avoir réservé un accueil chaleureux aux occupants . “Un soir, il n’a pas hésité à rester avec nous plusieurs heures après ses répétitions parce qu’on avait besoin de parler,” se souvient-il.
La levée de l’occupation fin mai reste toutefois une source de frustration pour Wajdi Mouawad. Avec son équipe, il a proposé aux étudiants de rester pour la réouverture et de prendre la parole avant les spectacles. Wajdi Mouawad espérait aussi créer une troupe permanente de jeunes comédiens à qui il offrirait des contrats à l’année.
Ils ont fini par refuser “parce que l’idée venait de nous et qu’ils ne voulaient rien nous devoir,” juge-t-il aujourd’hui. Un coup dur pour cet homme qui a horreur de la hiérarchie et n’a pas hésité à rédiger une lettre ouverte dépitée dans laquelle il revient sur l’ “échec” de toutes les parties engagées dans l’occupation.
Puis, début septembre, au beau milieu des répétitions d’ “Œdipe”, François Ismert, son dramaturge de longue date, est décédé. “C’était vraiment quelqu’un de solaire, d’atypique,” dit ce dernier. Ismert l’avait ouvert à Sophocle dans les années 1990, “et pas que”, se souvient-il. “À tout le reste, sans jamais être dans un rapport paternaliste.”
À l’approche de la première, cette disparition continue de se faire sentir. Mais le metteur en scène tâche de donner un sens au chaos.
“Je sais que tout est en ruines,” soupire-t-il avant de rejoindre le studio de répétition. “Mais il faut bien en faire quelque chose, de ces ruines.”
Source: Music - nytimes.com