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Abba revient après 40 ans de silence

The New York Times traduit une sélection de ses meilleurs articles pour un lectorat francophone. Retrouvez-les ici.

STOCKHOLM – La paisible petite île de Skeppsholmen abrite une bonne partie des trésors culturels de la capitale suédoise: Moderna Museet, la troupe de théâtre Teater Galeasen et l’entrepôt de briques rouges réaménagé, à deux pas du bord de mer, où Benny Andersson a son studio personnel. Au début du mois, il a glissé dans sa bouche un paquet de snus (de la poudre de tabac consommée en Suède) tandis que Bjorn Ulvaeus sirotait un café dans l’une des salles ensoleillées; les deux musiciens entourés d’un piano à queue, d’une petite sélection de synthés et, sur le mur derrière un écran d’ordinateur, un assortiment de photographies encadrées.

Pour la première fois depuis l’administration Reagan, les deux acolytes discutaient d’un nouvel album pour leur groupe, Abba — un album que l’un des plus grands groupes pop internationaux de l’histoire a réussi à réaliser en secret avec ses quatre membres historiques au complet, près de 40 ans après leur dernière représentation ensemble en public.

“On a fait une pause au printemps 1982 et on a décidé que là, il était temps d’y mettre fin” a fait savoir le groupe dans un communiqué en septembre. La réponse fut tonitruante. “Abba, encore un autre vaisseau, n’est-ce pas?”. Ulvaeus jubile dans le studio, situé à quelques pas de celui, plus grand, où ils ont achevé leur album clandestin. “On a fait ce truc et on se retrouve à la une de tous les journaux du monde.”

Parmi toutes les grandes figures de la pop musique que le pays a vu naître (Avicii, le créateur de tubes Max Martin, Robyn, Roxette), Abba reste la plus importante et a même son propre musée dédié. Entre 1973 et 1981, le quatuor — avec les chanteuses Agnetha Faltskog et Anni-Frid Lyngstad —a sorti huit albums studio remplis de mélodies, d’harmonies et de cordes méticuleusement agencées, qui ont généré 20 succès dans le classement des 100 plus gros titres de la semaine du magazine Billboard, vendu des dizaines de millions d’albums dans le monde et rassemblé une horde de fans passionnés.

Mais son impact révolutionnaire ne se mesure pas seulement en chiffres : Le groupe était réputé pour les risques qu’il prenait avec la technologie et la diffusion de ses titres. Dès le milieu des années 1970, il a été l’un des premiers groupes à produire des mini-films promotionnels très élaborés — aujourd’hui on les appellerait des clips — dont la plupart réalisés par Lasse Hallstrom. Son album “The Visitors”, sorti en 1981, est généralement considéré comme la première sortie commerciale sur CD. En 1999, la comédie musicale “Mamma Mia !” a associé les tubes du groupe à une histoire sans aucun rapport avec les paroles. D’innombrables imitations et deux adaptations au cinéma ont suivi, dont une à laquelle on doit la mémorable performance vocale de Meryl Streep dans “Dancing Queen”.

Aujourd’hui, Abba se risque à remettre en jeu peut-être son atout le plus précieux : son héritage. Pas seulement en ajoutant de nouvelles compositions à son répertoire, mais aussi en produisant un spectacle sans qu’aucun de ses membres ne soit sur scène en chair et en os. À partir de mai prochain, dans une salle londonienne construite sur mesure, le groupe se produira sous la forme d’avatars (ou, dans ce cas, d’Abbatars) ultra-sophistiqués, conçus pour reproduire leur look de 1979 — l’époque des dégradés bouffants et des costumes de scène flamboyants.

Felix Odell pour The New York Times

Andersson, 74 ans, et Ulvaeus, 76 ans, deux des hommes les plus discrets dans une industrie très stressante, disent avoir été sincèrement surpris, et peut-être un peu soulagés, par l’excitation qui a accueilli l’annonce du nouvel album. (L’album de 10 titres appelé “Voyage” comme le spectacle à venir, sort le 5 novembre chez Capitol, le label du groupe).

“On était loin d’imaginer que ce serait si bien accueilli” s’étonne Ulvaeus. “Quand on tente sa chance, on risque une raclée”. Difficile à dire s’il faisait intentionnellement référence à l’un des plus gros tubes d’Abba (“Take a Chance on Me” ou “Tente ta chance avec moi”): ces types ont un petit côté pince-sans-rire.

Pourtant, ils auraient pu se douter que leurs retrouvailles susciteraient un grand intérêt. Depuis sa mise en veille en 1982, Abba n’a cessé de prospérer. Au fil des décennies et des mutations de la pop, le groupe a dépassé l’étiquette “Europop ringarde” qui leur collait à la peau dans les années 70 —“Nous avons vu l’ennemi dans les yeux, et c’est eux”, assurait le critique américain Robert Christgau en 1979. Abba est aujourd’hui largement respecté pour son savoir-faire pop sophistiqué, et sa popularité tenace transcende les générations et les frontières.

“Abba est tout simplement l’un des plus grands groupes de l’histoire de la musique populaire”, estime Michelle Jubelirer, PDG de Capitol Music Group, dans un mail. “Ils sont véritablement un phénomène mondial, et ce depuis qu’ils ont remporté le concours Eurovision de la chanson en 1974 avec ‘Waterloo’.”

Et tous les dix ans , quelque chose vient raviver cet engouement, à commencer par la compilation “Abba Gold” de 1992, qui figure toujours dans les charts britanniques plus de 1 000 semaines après sa sortie (j’avais rédigé les notes d’accompagnement de sa réédition en 2010). Les classiques du groupe et ses prouesses en studio continuent de séduire un grand éventail d’amateurs de pop, les fans d’Elvis Costello, de Carly Rae Jepsen, de Jarvis Cocker, de Kylie Minogue et de Dave Grohl. Demandez à Madonna, qui a même fait appel au groupe pour un extrait de “Gimme ! Gimme ! Gimme ! (A Man After Midnight)” pour son tube de 2005 “Hung Up”.

Andersson et Ulvaeus auraient facilement pu s’asseoir sur leurs tas de couronnes suédoises, sachant leur place dans le livre des records bien assurée : “Qu’est-ce qu’il y a à prouver ?” s’exclame Andersson. “Ils joueront toujours ‘Dancing Queen’ l’année prochaine.”

Ulvaeus s’esclaffe. Le duo se complète toujours parfaitement. C’est presque comique : Andersson est le musicien d’un musicien qui se rend presque tous les jours dans son studio (au volant d’une Toyota ultra-compacte). Ulvaeus, qui a toujours eu un penchant pour l’entreprenariat, mène divers projets avec sa société de production Pophouse Entertainment (et conduit une Tesla rouge).

Parce qu’il n’y avait aucune pression à se retrouver, le duo affirme qu’il n’y avait pas vraiment de plan pour un album : C’est arrivé comme ça, quand quatre potes ont réalisé qu’ils aimaient toujours faire de la musique ensemble.

Sobli/RDB and ullstein bild, via Getty Images

Tout a commencé il y a environ cinq ans, lorsque Simon Fuller, le producteur à l’origine de la franchise “Idol” et des Spice Girls, a proposé de mettre en scène un spectacle de reproductions en 3D des membres du groupe qui “chanteraient” les morceaux originaux, accompagnés d’un groupe de musiciens sur scène.

“C’était un choix facile (pour moi) de les pousser à être le premier groupe important à vraiment embrasser les possibilités du monde virtuel”, explique Fuller dans un mail. “La musique d’Abba séduit toutes les générations comme aucun autre groupe ne le fait depuis les Beatles.”

Le projet offrait également l’avantage pratique de ne pas avoir à se soumettre à la contrainte de grands concerts.

“Ce qui nous a intéressés, c’est l’idée qu’on pouvait les envoyer sur scène pendant qu’on était à la maison en train de faire la cuisine ou de promener le chien”, explique Andersson.

Le duo est parti à Las Vegas découvrir l’hologramme du spectacle “Michael Jackson ONE”, et en a vite conclu qu’il lui faudrait faire environ un million de fois mieux. La société d’effets visuels Industrial Light & Magic, célèbre pour “Star Wars”, leur a garanti que c’était possible. (Fuller n’est plus impliqué dans le projet).

Naturellement, “les filles”, comme sont affectueusement désignées Faltskog, 71 ans, et Lyngstad, 75 ans, dans les cercles proches du groupe, devaient être de la partie, d’autant que le processus impliquait des semaines de captation de mouvements. Elles ont dit “OK, si ça s’arrête là”, se souvient Andersson. “On ne veut pas partir en tournée. On ne veut pas d’interviews télévisées ni rencontrer de journalistes.” (Fidèles à leur parole, elles n’ont pas participé à ce reportage).

Andersson et Ulvaeus décidèrent que les Abbatars devaient avoir de nouvelles chansons, comme cela aurait été le cas avant les tournées de l’époque. En 2017, Faltskog, qui vit hors de Stockholm, et Lyngstad, installée en Suisse, se sont retrouvées au studio RMV, à une centaine de mètres de chez Andersson à Skeppsholmen. Là, elles ont enregistré leurs voix sur la ballade “I Still Have Faith in You” et le titre disco riche en instruments à cordes “Don’t Shut Me Down”. Les deux chanteuses, qui avaient disparu du monde de la musique depuis des années, ont repris comme si de rien n’était.

“Elles sont entrées et elles ont dit quelque chose du genre ‘On y va les gars, on peut encore y arriver’,” se rappelle Andersson. “Incroyable.”

Faltskog et Lyngstad n’étaient pas les seules conviées. “Benny m’a appelé en me disant un truc comme ‘Tu peux venir au studio, on pense faire une ou deux chansons avec le vieux groupe ?’”, raconte dans un mail le guitariste Lasse Wellander, qui travaille avec le groupe depuis son album éponyme de 1975. “Au début, je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire, puis j’ai réalisé qu’il parlait en fait d’Abba!”.

Au départ, l’idée était de ne faire que ces deux morceaux, mais ils ne sont pas arrêtés là. “On s’est dit, ‘Pourquoi ne pas en écrire quelques autres, des chansons, juste pour se faire plaisir?,” raconte Andersson. Et les filles ont dit : “Oui, ce sera amusant”. Alors elles sont revenues et on a eu cinq chansons. Et on s’est dit : “On ne devrait pas en faire quelques unes de plus? On pourrait sortir un album.”

Il y a eu pas mal de discussions autour de la place qu’aurait un nouvel album dans une discographie déjà si appréciée. “Une partie de la question était, est-ce que cela va nuire à l’histoire d’Abba, à la musique d’Abba”, raconte Gorel Hanser, qui travaille avec les membres du groupe depuis 1969, avant même qu’ils ne s’appellent Abba, et qui fait partie intégrante de son équipe de direction. Elle trouve qu’Andersson avait eu les mêmes préoccupations quand l’idée de “Mamma Mia !” avait fait jour : “Est-ce que c’est la bonne façon de faire ? Est-ce qu’on risque de détruire ce qu’on a ?”, continue-t-elle. “Mais je pense qu’on s’y est très bien pris. On ne néglige rien qui ne puisse être amélioré.”

via ABBA

Dans les nouveaux titres, on trouve certains des textes les plus poétiquement doux-amers d’Ulvaeus, sur la difficulté des relations et des séparations. “Je suis moi-même passé par là”, dit-il. “C’est de la fiction mais on sait exactement de quoi on parle.”

Pour Andersson, composer à nouveau pour Abba a été un changement bienvenu. “Je trouve que c’est un peu ennuyeux de ne travailler que sur le recyclage”, estime-t-il, ce qui déclenche un vif échange avec Ulvaeus — leur seul désaccord de la journée — sur son choix de mots.

“Tu appelles ça du recyclage, j’appelle ça de la narration transcendante”, rétorque Ulvaeus. “Tu peux envoyer, tu peux faire des trucs sur d’autres plateformes, et ”Voyage” c’est ça : ça raconte une histoire sur une autre plateforme. ‘Mamma Mia!’ c’est ça aussi”, ajoute-t-il à propos de la comédie musicale. “Ce n’est pas du recyclage.”

D’une certaine manière, l’échange est du pur Abba : décontracté, mais sous-tendu de préoccupations sérieuses. Un peu plus tard, les deux hommes se reprennent à débattre, cette fois à propos de leurs Abbatars. Andersson fait remarquer qu’Ulvaeus a demandé une modification de la chevelure de son alter ego numérique parce qu’il y a une limite à ce que l’on peut accepter de la réalité de 1979. Je lui fait observer que c’est une excellente façon de réécrire un peu l’histoire en restant fidèle à son esprit. Ulvaeus répond, avec un léger sourire, “Oui, c’est une question existentielle très intéressante”. (Ulvaeus, connu en Suède pour son engagement en faveur de l’athéisme et de l’humanisme, apprécie ce genre de questions; plus tard, il me demande : “Dites-moi, est-ce que vous pensez que la constitution américaine est assez solide pour résister à un nouveau président républicain ?”)

L’écriture à deux par Andersson et Ulvaeus a résisté aux divorces et aux critiques méprisantes (Un petit rappel : Andersson a été marié à Lyngstad, Ulvaeus à Faltskog). Ils composent ensemble non-stop depuis leur rencontre en 1966, et leur collaboration a continué après Abba, non seulement pour le groupe d’Andersson, mais aussi pour les comédies musicales “Chess” et “Kristina from Duvemåla” — une épopée sur les immigrants suédois du 19ème siècle en Amérique, qui comporte un moment inoubliable sur les poux.

S’ils se partageaient le travail de manière assez fluide dans les années 1970, la répartition des tâches est aujourd’hui beaucoup plus précise : Andersson trouve des mélodies et enregistre des démos dans son repère de Skeppsholmen; il les envoie ensuite à Ulvaeus, qui écrit les paroles. Quand on lui demande où en sont ces démos, Andersson propose de jouer “Don’t Shut Me Down” et se tourne vers son ordinateur. Il ne la trouve pas parmi ses dizaines de fichiers, et cherche avec les mots “Tina Charles” — car la chanson d’Abba a une élégance ondoyante qui rappelle les tubes de la chanteuse britannique.

Il finit par dénicher non pas la démo, mais la partie instrumentale finie, et la fait entendre sur l’impeccable sound system. La preuve est faite de l’importance cruciale des voix de Faltskog et Lyngstad dans la tapisserie sonore d’Abba.

“Tous les groupes connus depuis les années 70 comptaient plus qu’un seul chanteur”, rappelle Andersson, citant Eagles, Fleetwood Mac et Abba. “Vous entendez Frida chanter un morceau, et après vous entendez Agnetha chanter — c’est comme si c’était deux groupes. Le fait qu’il y ait deux chanteuses, ça aide incroyablement la dynamique. Et alors quand elles chantent ensemble…”

Dans les harmonies de “Voyage”, on reconnaît indéniablement la patte d’Abba, même si le registre est un peu plus grave que par le passé. L’âge ne suffit pas à expliquer cette différence : “Pour la plupart des morceaux, on les forçait un peu à monter aussi haut que possible, parce que ça donne de l’énergie,” raconte Andersson.

“On les incitait, plutôt que forçait”, corrige Ulvaeus.

La pop a beaucoup changé en 40 ans, mais “Voyage” ne cherche pas à ressembler à autre chose qu’à du Abba. “Vous écoutez les nouveaux albums, c’est toujours tellement lisse”, regrette Andersson. “Il n’y a rien qui bouge à part le rythme exact. Moi je ne fais pas ça — je le fais à main levée.”

Cette approche contribue à donner au nouvel album un côté intemporel. “De nos jours, on peut tout éditer, mais eux ne l’ont pas fait”, nous dit le batteur Per Lindvall, joint par téléphone, qui collabore avec Andersson et Ulvaeus depuis le tube de 1980 “Super Trouper”, et a participé au nouvel album. “Et en plus, ils n’en on pas fait des tonnes sur les voix. C’est ce qui fait ce son unique d’Abba.”

Ludvig Andersson

Pour le nouveau spectacle, en revanche — dans lequel les deux hommes ont investi “une blinde”, selon Andersson, dont le fils Ludvig en est l’un des producteurs — il leur a fallu recourir à davantage de technologie du 21ème siècle, notamment cinq semaines de capture de mouvements. Il leur a fallu se serrer dans des combinaisons moulantes couvertes de capteurs, et Andersson et Ulvaeus ont dû raser leurs barbes chéries.

Alors que les différentes pièces de “Voyage” prenaient forme ces deux dernières années, l’ancien leader des Klaxons James Righton a été engagé pour recruter les musiciens pour le live des Abbatars. Parmi ses 10 membres, on compte Victoria Hesketh, 37 ans, dont le nom de scène est Little Boots. Début 2020, elle a répété avec le nouvel ensemble à Stockholm sous la tutelle d’Andersson.

Il y a 40 ans, un parcours aussi long et improbable aurait été inimaginable pour quatre Suédois. “Vous devez comprendre à quel point il paraissait impossible avant Abba de percer en Angleterre ou aux États-Unis”, dit Ulvaeus de la scène pop avant la mondialisation rendue possible par internet. “Ce n’était absolument pas plausible”.

Pourtant, non seulement Abba a ouvert la voie pour des musiciens du monde entier, mais il l’a fait avec un pragmatisme d’artisans — ce que ses membres restent au fond d’eux-mêmes. “Le fait est que, même à l’époque, ça a toujours été un boulot de tous les jours”, dit Andersson. “On écrivait les chansons, on espérait que quelque chose de bon en sortirait, on se retrouvait au studio, on les enregistrait. Et on se remettait à écrire. C’était exactement pareil qu’aujourd’hui : c’est juste une question d’essayer de trouver quelque chose qui marche, et de voir ce qui se passe.”

Source: Music - nytimes.com


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